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Le tête-à-tête
Amos s’habilla rapidement. Troublé par ses réflexions, il se rendit au rendez-vous fixé par Aélig. Alors qu’il pensait trouver encore des dizaines d’invités au pavillon des banquets, il fut surpris de constater que son amie était seule.
La reine était plus belle que la lune et les étoiles réunies. Elle portait une longue robe rouge vif faite de voiles superposés donnant l’impression que le vêtement flottait de lui-même. Son cou était entouré d’un col montant, et une fine couronne d’or ornait sa tête en faisant ressortir la magnificence de ses plumes multicolores. Lorsqu’elle aperçut Amos, son visage s’éclaira de bonheur.
Devant cette image de grâce et de beauté, Amos se trouva bête d’avoir douté de la bienveillance de son amoureuse. Comment une si belle créature aurait-elle tué son propre père ? Aélig avait certes du caractère, mais de là à commettre un meurtre, certainement pas !
— Vous êtes très élégant ce soir, monsieur le rodick ! le complimenta la jeune reine.
— Eh bien, je te retourne le compliment, Aélig, répondit Amos. Cette robe te va à ravir ! Euh… il n’y a pas d’autres invités ?
— Eh non ! Je t’annonce que l’ère des banquets quotidiens est maintenant révolue ! Nous entrons dans l’époque de l’intimité et de l’élégance…
— Ah bon ! Alors, je suis content de ton initiative. Nous serons en tête-à-tête comme je le souhaitais.
— Te souviens-tu, Amos, de notre premier dîner sur la plage ? Tu m’avais préparé un véritable festin ! Je veux te rendre la pareille en t’offrant ce que les icariens font de mieux. Les cuisiniers de la Ville pourpre nous réservent un somptueux repas que nous prendrons sur la terrasse secrète. Viens !
Suivie d’Amos, Aélig traversa le pavillon des banquets, puis emprunta une petite porte habilement camouflée dans le mur. Après une brève descente, les jeunes amoureux débouchèrent sur une toute petite terrasse à flanc de montagne. L’endroit était parfait ! Plus bas s’étendait la Ville royale avec ses grandes maisons cossues, alors qu’au-dessus d’eux les étoiles brillaient de mille feux.
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Aélig. Cet endroit n’a peut-être pas le charme d’une plage déserte, mais c’est quand même bien, non ?
— C’est épatant ! s’exclama Amos, ébloui par la splendeur du lieu.
— Je suis très contente que tu aimes. Évidemment, nous dînons aux chandelles ! Tu veux bien les allumer, s’il te plaît ?…
Amos n’eut qu’à cligner des yeux pour que toutes les bougies s’allument en même temps.
— Oh ! fit Aélig, j’avais oublié que… que tu avais des pouvoirs !
— C’est pratique, non ?
— Oui, et en plus, c’est surprenant ! Bon, je vais appeler le valet.
La jeune reine fit tinter une clochette et presque aussitôt un grand icarien à l’allure de pélican vint servir le repas. Les amoureux se mirent à table et les plats commencèrent à défiler.
— Te rends-tu compte, Amos, dit Aélig au cours de la conversation, que tout cela est maintenant à nous, pour la vie ?
— C’est toi la reine, Aélig. Moi, je ne suis pas un icarien et cette cité appartient à ton peuple, pas au mien.
— Mais maintenant, tu fais partie de mon peuple ! Dans trois ans, j’aurai dix-huit ans et nous nous marierons, et tu deviendras roi ! Tout cela t’appartiendra aussi !
— Tu ne précipites pas un peu les choses ? Tu sais, j’ai aussi des choses à faire de mon côté, comme ma mission de porteur de masques par exemple…
— Alors, je t’attendrai ! Tu es le grand amour de ma vie et je ne veux pas que tu te sentes prisonnier ici ! Ce que je veux, c’est ton bonheur. Je sais que les sans-ailes, eux, ont souvent la terrible manie de mettre les oiseaux en cage et je déteste ça. Ce n’est sûrement pas moi, une icarienne, qui vais mettre un sans-ailes en cage ! Alors, pourras-tu me rester fidèle, dans ton cœur et dans ton âme ?
« Je te resterai fidèle, Aélig, promit Amos, car je n’ai jamais été aussi heureux qu’aujourd’hui.
— Après tout ce que tu as vécu, continua Aélig, tu mérites bien une pause dans la cité de Pégase. La Ville pourpre attendra avec impatience ton retour et je serai là pour accueillir mon rodick, mon roi !
Le visage d’Amos s’obscurcit.
— Je voulais te demander une chose, dit-il. S’il te plaît, promets-moi de me dire la vérité…
— Je te le promets, répondit sans hésitation la reine. Qu’y a-t-il ?
— Une question me trouble, mais je crains que tu réagisses mal…
— Vas-y, on verra…
— L’oracle Delfès avait prédit la mort de ton père et…
— Hum…, l’interrompit Aélig, tu veux savoir si j’ai assassiné mon père, c’est ça ?
Amos opina de la tête et garda le silence.
— Et si je te disais oui, demanda Aélig en durcissant le ton, cela changerait-il les choses entre nous ?
— Disons que ça les compliquerait un peu…
— Et toi, dans tes nombreuses aventures, as-tu déjà tué des gens ?
— Il m’est arrivé de tuer, oui, mais seulement lorsque c’était inévitable… pour protéger ma vie ou celle de mes amis par exemple.
— Alors, dis-toi que si j’avais tué mon père, poursuivit la reine sur un ton cassant, c’est parce que cela aurait aussi été inévitable. Si je l’avais tué, cela aurait été pour protéger ma vie et celle des icariens du royaume.
— Mais l’as-tu tué, oui ou non ? insista Amos.
— NON, JE NE L’AI PAS TUÉ ! mentit Aélig. Me crois-tu sincèrement capable d’une telle horreur ?
— Mais non… Je… je suis désolé, Aélig…
— Mais tu as quand même posé la question ! Tes doutes à mon égard ont surpassé ta confiance en moi. Je suis vraiment très blessée que tu aies pu me croire capable d’un tel acte ! Ma mère disait qu’il ne faut jamais parler politique à table parce que c’est la meilleure façon de gâcher un dîner !
— Écoute, Aélig, je ne voulais pas…
— Trop tard ! conclut-elle, je n’ai plus faim !
Aélig se leva et quitta brutalement la table.
Quant à Amos, il demeura seul un instant puis, songeur, regagna ses appartements.
« Pourquoi Aélig a-t-elle employé le mot « politique » ? se questionna-t-il. Je ne lui parlais pas de politique, je lui parlais de son père ! Plus précisément de l’assassinat de son père ! Comme la politique est la manière dont le gouvernement d’un État conduit une affaire, cela voudrait dire que, pour Aélig, la mort de son père n’a jamais été une affaire personnelle de famille, mais un acte politique ! Mais comment a-t-elle pu agir ainsi sans que personne ne relève les indices d’un meurtre ? »
— En l’empoisonnant, répondit tout à coup une voix féminine à côté de lui.
Sans s’en rendre compte, Amos avait dit la dernière phrase à haute voix. Une femme l’attendait sur le pas de sa porte.
— Oh ! c’est vous… fit le garçon en reconnaissant la servante. Qu’est-ce que vous avez dit ?
— J’ai dit « en l’empoisonnant », répéta la femme-grue. Aélig a empoisonné son père, puis elle a maquillé le meurtre avec la complicité du médecin du roi. Le grand prêtre des gardiens du dogme est aussi au courant.
— Et vous, comment le savez-vous ?
— J’étais dans la chambre lorsque c’est arrivé, expliqua la servante. J’étais allée aider une collègue à nettoyer la chambre du roi. Comme j’étais dans la salle d’eau, j’ai entendu quelqu’un entrer et j’ai reconnu la voix de la princesse demander à ma collègue de sortir. Comme j’allais quitter les appartements royaux moi aussi, j’ai entendu le roi qui demandait à boire. Aélig s’est aussitôt précipitée pour servir son père et ce n’était pas normal, ça ! Je me suis alors cachée dans la salle d’eau et j’ai aperçu la princesse qui versait le poison dans la carafe de vin…
La servante répéta à Amos les derniers mots qu’avaient échangés le père et la fille.
— Puis, conclut-elle, je suis vite sortie de la pièce sans que personne ne me voie.
— Et pourquoi vous confiez-vous à moi ? demanda Amos. Je pourrais vous dénoncer à la reine. Après tout, je suis son rodick !
— Parce que j’ai confiance en vous et que vous êtes un être bon, répondit la servante. Dans la Ville pourpre, la bonté et la compassion sont des choses très rares et, nous, hommes-pélicans ou femmes-grues, savons reconnaître facilement ces deux qualités lorsqu’elles se présentent.
— Vos aveux me brisent le cœur, déclara Amos, mais en même temps ils me font beaucoup de bien. Le doute est un fardeau difficile à porter. Je ne sais plus trop quoi faire maintenant…
— Partez…, lui conseilla la femme. Partez loin d’ici et ne revenez plus jamais ! La Ville pourpre est salie par les meurtres et les complots, elle est pleine d’hypocrisie et de mensonges. La reine Aélig ne pourra rien changer à cela, car elle a grandi dans ce milieu ! Et si vous deveniez roi, vous deviendriez comme elle. D’ailleurs, vous ne serez jamais roi…
— Comment en êtes-vous si sûre ?
— Parce que la lignée des aigles huppés prépare le meurtre de la reine. Comme elle n’a pas encore de descendant pour la remplacer sur le trône et que le choix de son rodick ne semble pas plaire au peuple, ils s’empareront du pouvoir d’ici quelques mois et destitueront Aélig pour trahison.
— Mais quelle trahison ?
— Quelle trahison ? Mais l’union d’une icarienne et d’un sans-ailes ! Selon nos lois, c’est un motif valable !
Amos réfléchit un peu, puis s’exclama :
— Je ne peux tout de même pas fuir comme un voleur !
— Ce qui se passe chez les icariens ne vous regarde pas, répondit la servante. Allez-vous-en, vous dis-je ! Vous ne pouvez rien changer, rien améliorer. Votre présence ici est un affront pour le peuple…
Le garçon resta un moment silencieux.
— D’accord, merci, finit-il par dire, je penserai à tout cela.
— Bonne nuit, lança la servante en s’éloignant.
Amos fit mine d’entrer dans sa chambre, mais suivit la servante pour l’épier. Celle-ci sortit et s’arrêta derrière un buisson où quelqu’un l’attendait. Le porteur de masques remarqua que l’icarien tapi dans l’ombre avait une huppe sur la tête, symbole de sa lignée. En utilisant ses pouvoirs sur l’air, il demanda au vent de porter jusqu’à lui les paroles de la servante et de son interlocuteur :
— Lui as-tu fait peur ? demanda l’icarien huppé.
— Je pense que oui, répondit la servante. Je lui ai dit la vérité sur Aélig et je lui ai aussi tracé un portrait dramatique des événements à venir ! Je crois bien avoir réussi à le convaincre de partir.
— Ce garçon a des pouvoirs qui dépassent l’entendement. Si nous voulons nous débarrasser de la reine et nous emparer du trône, ce rodick doit absolument partir !
— Je le surveillerai de près, dit la servante en fronçant les sourcils. D’autant plus qu’il m’a demandé, plus tôt, où se trouvait le Pavillon de lecture. Je ne sais pas ce qu’il mijote.
— Bon, très bien, je te fais confiance. Voilà ton argent. Continue ton bon travail et je t’assure que nous te serons reconnaissants lorsque nous serons au pouvoir !
— J’y compte bien… À demain !
Les deux conspirateurs se séparèrent et Amos retourna dans sa chambre. Décidément, il ne pouvait faire confiance à personne ici ! De tous côtés, ce n’était que conspiration et désir de pouvoir.
« S’ils veulent que je m’en aille, eh bien, je m’en irai ! se dit-il. Aélig m’a menti et je ne peux plus avoir confiance en elle, une meurtrière ! D’ailleurs, j’ai déjà perdu trop de temps ici ! Tellement que j’en ai presque oublié mes véritables amis. Demain, j’irai faire mes adieux. »